Est-il absurde de croire en Dieu ?

Débat. Beaucoup de personnes non croyantes pensent qu’il est irrationnel d’avoir la foi. Les chrétiens ont-ils renoncé à utiliser leur intelligence et la raison pour croire en Dieu ?

LE DÉBAT ENTRE LILI SANS-GÊNE ET DENIS MOREAU

Lili Sans-Gêne : Croire, c’est absurde. C’est même le principe de la foi.

Denis Moreau : Pas du tout ! Quand quelque chose est absurde, on n’y croit pas, c’est, au sens strict, incroyable. Par exemple, vous n’allez pas vous mettre à croire qu’il existe des cercles carrés ou bien que la planète Mars est composée à 80 % de pommes de terre frites. Si nous croyons quelque chose, c’est que nous estimons avoir des raisons pour cela, des éléments, ou des arguments, qui justifient cette croyance.

Vous n’avez aucun argument solide, scientifique, aucune certitude sur lesquels appuyer votre foi.

Par définition, la foi n’est pas la science, et il est donc normal de ne pas la vivre sur le mode de la certitude. Je suis sûr, certain, que 2 + 2 font 4 ; en revanche je crois que le Christ est ressuscité et il reste bien entendu une dimension de « pari » là-dedans, cela ne se démontre pas. Mais en un sens, c’est mieux : si je vous disais : « je suis sûr que le Christ est ressuscité », vous m’accuseriez d’être une brute dogmatique ou un fanatique, non ? De toute façon, les choses que nous connaissons avec une certitude absolue, scientifique, sont, en définitive, peu nombreuses. Par exemple vous ne savez pas (au sens fort) mais vous croyez qu’il fera beau ou mauvais demain, que vous êtes la fille de vos parents, etc. Dans tous ces cas de figure, comme dans bien d’autres, il y a « foi », ou « croyance » parce que la confiance placée dans des sources (le bulletin météo, des personnes), etc. vous fait accepter quelque chose.

Vous ne manquez pas d’air : vous êtes en train de m’expliquer que c’est normal d’avoir la foi !

Disons que je suis toujours étonné quand m’est posée l’inévitable question : « Es-tu croyant ? » Si on prend cette interrogation au sens littéral, sans préciser de quel objet de croyance on parle, la réponse qui s’impose est : évidemment, je le suis, et nous le sommes tous. La foi, c’est-à-dire le fait de « faire confiance à » est une attitude spontanée de l’esprit humain, aucun d’entre nous ne vit ni ne pourrait vivre sans prêter foi à certaines autorités dont nous avons de bonnes raisons de penser qu’elles en savent plus que nous sur certains sujets que nous ne saisissons pas en toute évidence. À la question : « Es-tu croyant ? » il convient donc de substituer l’interrogation : « Que crois-tu ? »

Croire, c’est bon pour les gens crédules, naïfs, qui acceptent des croyances obscurantistes d’une autre époque, sans se poser de questions. Ils n’utilisent pas leur intelligence.

Depuis les premiers siècles, il n’a pas manqué de chrétiens pour essayer d’utiliser leur intelligence : les Pères de l’Église (les premiers intellectuels chrétiens); la vaste cohorte des grands théologiens du Moyen-Âge ; chez les philosophes Descartes, Pascal, Kant, Paul Ricoeur, et, à sa modeste place, votre serviteur, et encore par exemple les papes Jean-Paul II et Benoît XVI, qui étaient des philosophes de haut niveau. Et je ne vous parle même pas des écrivains (Corneille, Racine, Péguy, Bernanos) artistes ou scientifiques chrétiens : vous n’allez quand même pas traiter tous ces gens-là d’imbéciles ? Vous pouvez estimer qu’ils ont mal utilisé leur intelligence, mais pas qu’ils n’ont pas voulu s’en servir : c’est un fait. De toutes les grandes religions, le christianisme est peut-être celle qui, depuis ses commencements, a le plus valorisé la réflexion rationnelle et promu la philosophie. C’était en germe dès le prologue de l’Évangile de Jean, qui décrit Jésus comme le Logos (raison, verbe, parole) dont avaient tant parlé les philosophes grecs. Nombreux seront les auteurs chrétiens (saint Augustin, Malebranche) à affirmer ensuite qu’un des noms de Dieu est « la Raison ». En un sens on pourrait même traduire : Jésus est l’Intellectuel (avec un « I » majuscule !).

N’empêche ; je trouve que ce n’est pas raisonnable de croire. Rien ne prouve que Dieu existe, donc ce n’est pas raisonnable d’y croire.

Vous pensez sans doute aux (trop ?) fameuses « preuves de l’existence de Dieu ». Vous avez raison, elles ne prouvent pas que Dieu existe avec la même nécessité, la même certitude qu’on trouve dans une démonstration mathématique. D’un autre côté, il est également difficile de prouver que Dieu n’existe pas ! Et puis « preuve » peut aussi signifier « indice », « signe qui renvoie à ‘x’ sans conduire à des conclusions certaines ». C’est plutôt en ce sens qu’il existe des « preuves de l’existence de Dieu ». Elles constituent des invitations argumentées à la foi, elles indiquent que croire en Dieu n’est pas déraisonnable.

Franchement, les chrétiens qui essaient de nous convertir en nous disant qu’ils sentent que Dieu est vivant dans leur cœur et que ça les rend heureux, ça me donne envie de fuir.

Être chrétien m’aide à vivre dans la joie, je vois en Jésus le maître de la joie. Il ne faut pas vous fâcher si les chrétiens vous en parlent (si bien sûr ils le font avec douceur et respect). Les gens comprennent cela quand ils ont vu un beau film, ils ont envie de le partager, d’en discuter. C’est la même chose pour la foi : quelque chose de joyeux s’est invité dans ma vie, j’ai envie d’en parler, de le diffuser. C’est curieux que cela vous donne envie de fuir : vous n’aimez pas les belles choses ?

S’il faut faire une expérience mystique pour croire, votre foi risque fort de disparaître rapidement dans notre époque où la science devient toute-puissante…

Chère Lili, voici au moins un point que nous avons en commun : je n’ai, quant à moi, jamais fait d’expérience mystique. Et cela ne m’empêche pas d’être catholique.

Finalement le christianisme n’est qu’une grande secte irrationnelle parmi d’autres. Sauf qu’avant les gens étaient plus crédules et surtout moins formés et informés qu’aujourd’hui, donc elle avait plus d’adeptes.

Vous êtes bien optimiste sur l’absence de crédulité de nos contemporains, même si vous avez raison de dire que le niveau général d’éducation a augmenté. L’incontestable déchristianisation de la France va plutôt de pair avec un net regain d’intérêt pour le paranormal, l’occultisme, l’ésotérisme; selon certaines estimations, on compte plus de 100 000 astrologues, voyants et marabouts (pour moins de 20 000 prêtres catholiques) qu’une personne sur sept consulte régulièrement et dont le chiffre d’affaires serait à peu près l’équivalent des crédits publics alloués chaque année au ministère de la Recherche. Les braves hérauts des Lumières et les bons pères fondateurs de la Troisième République étaient tout confiants dans les vertus du progrès, de l’éducation, de la raison et dans l’annihilation de la « superstition » qu’ils devaient permettre. Ils seraient, s’ils revenaient parmi nous, interloqués par l’intérêt massif que suscitent toutes ces pratiques et doctrines, y compris chez des gens dotés d’un haut niveau d’éducation. G. K. Chesterton disait, avec un brin de provocation : « Lorsque les hommes ne croient plus en Dieu, ils ne croient pas en rien, ils se mettent à croire en n’importe quoi. » Il exagère, mais il met le doigt sur un des aspects complexes du monde moderne.

 

POUR ALLER PLUS LOIN

Denis Moreau est philosophe et professeur de l’histoire de la philosophie à l’université de Nantes.

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