Faut-il croire en la providence ?
Dieu est-il proche ou lointain ? Comment agit-il dans notre existence ? Sommes-nous libres ou prédestinés ? Comment lui faire confiance ? En quoi consiste au juste la « divine providence » ? Un philosophe répond à Lili Sans-Gêne…
LE DÉBAT ENTRE LILI SANS-GÊNE ET VINCENT AUBIN
La providence, c’est le hasard des cathos, je préfère miser sur la chance !
Le hasard des cathos ? Pourquoi seulement le hasard ? La providence, c’est Dieu qui conduit le monde, en prenant soin de chacun de nous en particulier. Alors vous pensez bien que le hasard n’est qu’un expédient parmi d’autres, et pas le principal. L’ordre du monde, c’est déjà la provi- dence. Il faut commencer par là. Et pour les hommes en particulier, Dieu a pourvu à notre instruction en s’adressant à nous, notamment en nous communi- quant le mode d’emploi de notre liberté qui s’appelle le décalogue (les Dix Commandements). Le chrétien qui ne voit la main de Dieu que dans le hasard est proche de tomber dans la superstition. Il lui manque l’esprit contemplatif, qui voit Dieu à l’œuvre dans le mouvement des étoiles et le vol des mouches, et dans tout ce que les hommes font de bon. La providence est dans tout ce qui arrive, nécessairement ou par hasard, car Dieu tient tout dans sa main.
Au lieu d’attendre que Dieu agisse dans ma vie, en bonne cartésienne, je préfère croire aux probabilités.
Les probabilités, c’est plutôt le rayon de Pascal que de Descartes. Lequel Pascal se pose là en matière de foi dans la providence : voyez sa Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies ! Mais vous avez raison sur le fond : la foi dans la providence n’est pas là pour nous dispenser d’agir. Au contraire. Rien n’est moins chrétien que cette nonchalance qui consiste à ne rien faire en supposant que Dieu pourvoira. Dans sa providence, Dieu veut que certaines choses se fassent à travers mon action, et non pas malgré mon inaction. D’où l’importance de réviser ses examens, de s’intéresser sérieusement au prochain quand on le rencontre, de méditer sur les événements qui nous arrivent, d’ouvrir les oreilles à la Parole de Dieu, par exemple. Les actions qui découlent de ces attitudes font partie du plan de Dieu.
En gros la providence, comme disent les Inconnus, « c’est ton destin ! »
En très gros, oui ! Le problème, c’est que le mot des- tin est un peu trop connoté. Il nous vient des païens, et risque d’être pris dans un sens fataliste. C’est pourquoi, quand il discute du destin, saint Augustin recommande de garder l’idée mais de changer le mot. L’idée étant que le monde n’est pas un chaos aveugle, mais qu’il est sagement gouverné par Dieu. Alors, parlons plutôt de destination. Notre destination, c’est Dieu. Et comme il est hors d’atteinte, au-delà de nos forces humaines, Dieu lui-même prend en charge le voyage. Avec une inventivité confondante : il se sert de tout et de n’importe quoi pour nous permettre d’arriver à bon port – lois de l’univers, milieu social, époque historique, complexe d’Œdipe mal digéré, livre oublié dans un train, guerre mondiale, tuile. Même les péchés, lui peut en faire quelque chose d’utile au voyage.
Comment faire confiance à Dieu, il a laissé son propre fils mourir sur une croix !
« Laissé mourir » est bien trop vague. Saint Paul n’a pas vos pudeurs : « Dieu n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous. » Il l’a livré. C’est délibéré. Et la réponse à votre question vient immé- diatement après : « Il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ? » (Rm 8, 32). Autrement dit, la bonne question, c’est plutôt : comment ne pas faire confiance à Dieu, puisqu’il a tout donné pour nous sauver ?
Il faut juste ajouter que tout ça n’aurait pas fonctionné si Jésus n’avait pas accepté ce destin dans le plus grand acte d’amour qui ait jamais germé dans un cœur d’homme. Ce que le Père a voulu, le Fils l’a voulu aussi. C’est pourquoi, dans le Fils, l’humanité est redevenue elle-même, c’est-à-dire vivante pour l’éternité. C’est ce que nous appelons la résurrection. Être chrétien, c’est se nicher dans l’humanité du Christ, pour être enveloppé dans sa résurrection. Alors nous pouvons vraiment avoir confiance.
Attendez une minute : si Dieu agissait vraiment dans nos vies, personne n’aurait attrapé le coronavirus !
Sans parler de la peste et du sida, des tremblements de terre et des tsunamis… pour ne citer que quelques exemples. Depuis l’effroyable tremblement de terre de Lisbonne, en 1755, les catastrophes naturelles nourrissent le grand acte d’accusation moderne contre la bonté de Dieu. Un Dieu bon a-t-il pu créer un monde qui produit tant de malheur ? Cette réaction commande la grande obsession de notre temps, qui est de faire disparaître la souffrance. Puisque Dieu ne le fait pas, nous nous en chargerons ! Le drame, c’est que si nous prétendons nous en charger en blasphémant contre la bonté de Dieu, notre compassion devient empoisonnée. La grande romancière catholique Flannery O’Connor l’a formulé avec sa brutalité habituelle : « Lorsque la tendresse est détachée de la source de la tendresse, son résultat logique est la terreur. Cela finit dans les camps de travaux forcés et les fumées de la chambre à gaz. »
Je dirais quant à moi que la foi dans la providence n’est pas là pour expliquer le mal, encore moins pour en diminuer la réalité. Elle est là pour nous assurer que le mal ne l’emportera pas définitivement. C’est assez pour commencer à aimer.
En gros, la providence, c’est la prédestination, Dieu sait tout ce qui va nous arriver à l’avance…
Contrairement à ce que l’on pense parfois, l’idée de prédestination est parfaitement catholique, c’est-à- dire ancrée dans l’Écriture. C’est saint Paul qui parle de prédestination : « Ceux que, d’avance, il connaissait, il les a aussi destinés d’avance à être configurés à l’image de son Fils » (Rm 8, 29). Destiné d’avance, pré-destiné, c’est pareil. Le premier prédestiné, le seul, en un sens, c’est Jésus. Pour nous, la prédestination prend la forme d’un appel, d’une vocation si vous voulez, à nous greffer sur Jésus pour entrer avec lui dans la gloire. Et saint Paul ajoute : « Ceux qu’il avait destinés d’avance, il les a appelés ». Voilà la prédestination : Dieu nous veut d’avance avec lui, donc il nous appelle. Ce n’est pas un mécanisme qui agit en nous à notre insu, c’est un plan qui existe dans l’esprit de Dieu
Mais si Dieu sait déjà ce qui va nous arriver, sommes- nous vraiment libres ?
C’est nous qui disons que Dieu sait « déjà ». En lui, il n’y a pas d’avant ni d’après. Nous disons qu’il sait d’avance pour signifier qu’il sait nécessairement tout ce qui arrive. Mais il ne le sait pas comme un spectateur bien placé, qui découvre ce qui arrive au fur et à mesure que ça arrive. Il le sait comme un acteur qui est à l’œuvre dans tout ce qui arrive. Et notamment dans mes actes libres. Car mes actes libres sont, dans la création, ce que Dieu fait de plus créatif. Il n’y a pas de cause naturelle de mes actes libres – sinon ils ne seraient pas libres. Ils viennent juste de moi. Et plus je laisse à Dieu le champ libre dans ma vie, plus mes actes viennent de moi, et plus ils viennent de Dieu seul. C’est pourquoi un vrai acte d’amour est une manifestation de Dieu. C’est pourquoi la mort de Jésus est la grande manifestation de Dieu
Je ne demande qu’à vous croire, mais donnez- moi un exemple de l’action concrète de Dieu dans nos vies.
L’Eucharistie. Les sacrements en général. Il n’y a pas d’action de Dieu plus concrète et plus certaine dans nos vies. Car, oui, Dieu agit tout le temps, mais il est quand même invisible, donc il est difficile de le prendre sur le fait. Ça va dépendre du regard. Quelqu’un qui prie habituellement a souvent le regard plus attentif, il voit Dieu là où d’autres ne voient que des coïncidences. Le regard s’éduque, aussi. Flannery O’Connor s’ingénie à montrer dans ses nouvelles comment Dieu agit dans un monde qui lui tourne le dos. Dans un tel monde, l’action de la providence a forcément des allures gro- tesques, pas du tout édifiantes et jamais évidentes ni univoques. Donc Dieu nous a donné les sacrements. Et là, il nous dit : avec ça, j’agis. Vous ne sentez rien, vous ne voyez rien de spécial, mais c’est mon œuvre dans votre vie, et c’est absolument certain. Vous naissez à la vie de la grâce ; vous recevez le corps du Christ ; vous êtes pardonnés : c’est moi qui fais ça.
POUR ALLER PLUS LOIN
Somme contre les gentils. Volume 3, La Providence, Saint Thomas d’Aquin, présentation et traduction de Vincent Aubin, Flammarion, collection GF, 1999, 608 p., 12,50 €