Que vaut-une vie de souffrance ?

La France s’achemine-t-elle vers une nouvelle loi sur la fin de vie ? Dans un avis rendu en septembre dernier, le Comité consultatif national d’éthique a jugé possible la légalisation d’une euthanasie strictement encadrée. À partir du mois de décembre, 150 citoyens tirés au sort vont réfléchir à un éventuel nouveau cadre légal, qui pourrait permettre le recours à une véritable aide active à mourir. Lili Sans-Gêne n’y est pas hostile, mais est-elle pleinement consciente des enjeux ?

LE DÉBAT ENTRE LILI SANS-GÊNE ET ÉLISABETH DE COURRÈGES

Lili Sans-Gêne : Je ne me verrais pas un seul instant prolonger inutilement mon existence, surtout si je ne me reconnais plus dans la glace. J’espère que mes proches feront le nécessaire !

Élisabeth de Courrèges : C’est exactement ce que m’a dit un patient, Monsieur G., il y a deux ans. Et on peut le comprendre : lui, cet ancien patron d’un grand laboratoire pharmaceutique, qui a traversé tous les océans et visité tous les continents, qui a accumulé les trophées sportifs et bâti une famille prospère dont il est si fier. On lui a diagnostiqué un cancer, il a perdu ses capacités et ses repères. « Je préfère mourir que me voir diminué » répétait-il à tous les soignants qu’il croisait en arrivant dans notre dispensaire. Sans compter que sa voisine avait le don pour l’horripiler : malvoyante et désorientée,  elle  se  retrouvait  régulièrement  par  mégarde dans sa chambre !

Un matin, son discours a changé, qui saura pourquoi ? Débarquant dans le bureau médical, il s’est écrié : « J’ai compris que cette dame avait peut-être besoin de mon aide. » À compter de ce jour, il la prit sous son aile. Elle et tous les résidents de son étage, qu’il accompagnait régulièrement dans le jardin ou à qui il distribuait le courrier. « J’ai découvert une nouvelle valeur de vie » me glissa-t-il un matin, quelques jours avant que sa vie, naturellement, ne prenne fin.

Des histoires comme celle-ci, je pourrai vous en livrer tant… De ce haut responsable de l’association pour le droit à mourir dans la dignité [favorable au suicide assisté] qui, au crépuscule de sa vie, devient un fervent opposant à l’euthanasie, de cette dame, dont le mari l’avait inscrite sur une liste d’attente pour une euthanasie en Suisse, qui s’accrochait à la vie alors que, médicalement, rien ne pouvait plus la sauver. Elle est partie naturellement, la main dans celle de son mari.

Je ne pas peux prédire comment la fin de vie de chacun se passera mais je veux témoigner de ces derniers instants pleins de sens dont je suis le témoin. La fin de vie est encore un temps du possible.

Vous dont c’est le métier, reconnaissez que le spectacle de la souffrance est insupportable, sans parler du poids que représente une personne malade, en fin de vie, dépendante… Autant en finir rapidement.

Oui, la souffrance est insupportable et j’aspire, par mon travail à ne pas la laisser gagner. Les soins palliatifs sont encore des soins… actifs. Ce n’est pas parce que c’est la fin que l’on ne fait plus rien. On lutte contre la douleur, on écoute le patient, on s’adapte à chaque stade de sa maladie et l’on s’assure qu’il est installé correctement. On lui apporte un peu de douceur. Le seul acharnement qui vaille, c’est l’amour des détails. C’est précisément le cœur de mon métier. Le but de nos soins n’est pas de maintenir en vie à tout prix, mais de donner du prix à la vie qui est là. Et de la laisser partir.

Que vaut une vie diminuée, réduite à rien, de souffrance et de peine, d’oubli, d’absences ?

Elle vaut ce que vaut toute vie humaine : le prix incalculable, inestimable, invariable de sa dignité. Celle qui fait qu’en voyant l’autre, on ne peut pas le tuer. Celle qu’aucune dépendance, aucune perte de prestance, aucune souffrance ne peut vous ôter. Alors, en théorie, c’est bien beau. Mais en pratique, comment croire encore à cette dignité quand la maladie vous a cloué au lit ? Eh bien, précisément, je crois et j’essaie d’agir par mon métier d’entretenir cette dignité, comme on entretiendrait une flamme en train de vaciller, afin que chaque personne que je rencontre puisse reprendre conscience, par mes mots, mes gestes et mon regard, de cette dimension qu’il porte comme quelque chose, je dirais, de sacré. À chacun d’entre nous, à son niveau, d’entretenir ce trésor que portent ceux que nous connaissons et qui sont malades, lourdement handicapés ou en fin de vie : par profession, par vocation, par une simple présence ou une grande affection.

On a passé tant d’années auprès de ses parents, des vieux oncles ou tantes, on s’est tout dit ! Arrive un moment où il faut savoir se dire au revoir.

Et je peux vous dire d’expérience que ce n’est pas l’accélération du départ qui apaise les proches sur le long terme. Quand ils en parlent, il faut entendre le déni ou la violence de leurs termes…

Ne jouons pas les hypocrites, vous savez aussi bien que moi que l’euthanasie ne date pas d’hier !

« De toute façon, la médecine donne la mort depuis longtemps » m’a un jour dit un médecin belge catholique  pratiquant  l’euthanasie.  Avant  d’ajouter : « Depuis l’avortement » [La loi encadrant la dépénalisation de l’avortement a été promulguée en 1975 en France]. Elle admettait donc qu’elle donnait la mort (ce qui était assez honnête de sa part) en dépit du serment d’Hippocrate qu’elle a prêté et qui le réprouve. Quand bien même l’intention de soulager la personne est une intention extrêmement louable, cela ne justifie pas tous les actes. Cela ne justifie pas que l’on demande à un tiers, souvent un soignant engagé au service de la santé et de la vie, de poser un acte si contradictoire avec sa vocation. L’acte même de l’euthanasie est un meurtre. Et je crois que l’interdit du meurtre préserve notre vie en société, et nous invite à chercher avec créativité des moyens pour renforcer la qualité de notre accompagnement et de notre fraternité.

Que voulez-vous, la mort me fait peur, j’aime autant que le passage dans l’au-delà se fasse assez vite, sans qu’on me laisse trop le temps d’y réfléchir.

En tant que personne jeune et en bonne santé, je ne peux pas vous contredire. Mais ce temps de la fin de vie est aussi un temps de préparation, où la personne peut réfléchir sur ses affections, ses réussites, ses échecs, ses pardons, ses dons. Le jour de la fête des mères, une patiente de 97 ans a vu resurgir dans sa mémoire le souvenir de sa fille, morte quelques minutes après sa naissance. Ce « réveil » de ses entrailles l’a émue aux larmes. Elle qui ne pleurait jamais, et n’avait pas pu avoir d’autres enfants après ce drame, s’est écriée bouleversée : «Je suis mère pour toujours ». Elle a eu besoin de tout ce temps pour se réconcilier avec cette maternité blessée, cette maternité pour l’éternité. Quel deuxième drame si elle s’en était privé, ou si nous l’en avions privée.

Alors que faire, d’après vous, si le suicide assisté n’est pas une solution ?

Poursuivre le courageux et fructueux travail des soins palliatifs. S’intéresser à ces unités qui font du  bien,  et  qui  font  les  choses  bien.  Avoir  la  volonté de leurs accorder des moyens. Dans ces lieux où les demandes d’euthanasie sont en quasi-disparition, la médecine allie technicité et humanité dans un ajustement permanent, un discernement qui se fait pour chacun personnellement. Dans ces lieux, on considère la personne dans ses besoins physiques mais aussi psychologiques, sociaux et spirituels. À leur exemple, nous devons réfléchir  en  société,  en famille,  en  Église  à  la  manière dont nous répondons à la souffrance de l’autre,  à  la  manière  dont  nous répondons  de  l’autre  : comment veillons-nous sur son sentiment d’appartenance à cette société, à une famille, à une communauté ?

POUR ALLER PLUS LOIN

Élisabeth de Courrèges est ergothérapeute. Son premier livre Être là : Une lumière au cœur de la souffrance (Mame, 157 pages, 12,90 €) est paru en septembre 2021. Elle est également porte-parole de l’association CathoVoice, qui fait entendre la voix des chrétiens dans les médias.

Nous veillerons sur votre dignité. Paroles d’une soignante Élisabeth de Courrèges, Mame, 2022, 144 pages, 9,90 €.

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