Parmi les addictions, la dépendance à l’alcool est celle qui fait le plus de dégâts : la santé physique et mentale se dégrade mais aussi la vie amoureuse, familiale, sociale et professionnelle. Il s’ensuit violence, désinsertion sociale, délabrement général…
PAR PIERRE RADISSON – PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE MEYER
Pierre Radisson est médecin depuis 1974 exerçant sur Lyon. Longtemps médecin de famille, il pratique depuis vingt-sept ans l’aide aux alcooliques et en est passionné car la souffrance humaine est à vif, non cryptée comme dans la maladie somatique. Il pense la santé comme trois marches à gravir : biologique, psychologique et spirituelle. L’essentiel étant le mouvement.
Et pourtant, l’alcoolique n’est pas un monstre. C’est un homme, ou une femme hypersensible qui ressent très fort la dureté de la vie. Il est, encore plus que tous les êtres humains, dans la nostalgie d’un paradis perdu : celui du ventre maternel où règne l’harmonie. Ne faisant pas la différence entre lui, sa mère et le reste du monde, il se vivait au centre de l’univers. Il se pensait attendu pour une tâche précise comme l’était chacune de ses cellules lors de la constitution des organes. À la sortie, même s’il est désiré, il se retrouve dans un monde de désunion, d’incompréhension de ce qu’il vit et d’indignité car le sens de sa vie sur terre lui échappe. Cette nostalgie peut être le moteur d’une quête de sens à la recherche de l’unicité perdue. Mais si on l’anesthésie, ça ne fonctionne pas : on reste fixé sur le passé. C’est ce qui se passe avec l’alcoolique.
LA PREMIÈRE FOIS
La première expérience avec l’alcool a lieu généralement à l’adolescence : un jeune pas très bien dans sa peau se découvre tout autre avec quelques verres : gai, séduisant, audacieux, imaginatif… L’alcool a anesthésié son sentiment d’indignité alors il ose se montrer comme il est. Il découvre le bonheur de vivre mais il le perd dès que l’effet de l’alcool retombe. Il va vivre alors dans la nostalgie du premier verre qui lui a permis de sortir de la morosité.
Alors il va multiplier les occasions de boire n’ayant pas appris autrement l’amour de lui-même. Le problème est paradoxal : le corps s’habitue très bien à l’alcool pendant des années. La contrepartie, c’est qu’il faut des doses de plus en plus grandes pour un résultat qui échappe de plus en plus. D’où une banalisation de l’alcool qui est souvent bu comme un médicament : il fait du bien dans un premier temps puis ensuite apporte le pire. Pendant ce temps nos vraies souffrances s’amplifient et on boit encore plus. On est là dans la dépendance psychologique.
Elle va devenir aussi physique car pendant des années, le système nerveux modifie ses équilibres pour s’adapter à la présence de l’alcool. C’est ce qu’on pourrait appeler l’usine chimique de la dépendance. En cas d’arrêt brutal de la consommation se produisent tremblements, sueurs, angoisse, voir épilepsie ou delirium tremens. La gravité peut être telle qu’il est préférable de se sevrer sous surveillance médicale. Passé les premiers jours difficiles, le corps va cesser de réclamer sa dose. L’usine chimique de la dépendance se met en sommeil mais reste réactivable à vie si la personne reboit.
FAIRE LE DEUIL
C’est cela, être alcoolique : avoir perdu la liberté de boire ou de ne pas boire. C’est seulement en faisant le deuil de l’alcool qu’il peut vivre libre. Malheureusement, il faut des années pour que le buveur se décide à faire le deuil de l’alcool. Il croit toujours que le prochain verre étanchera sa soif ! Il croit qu’il va s’en tirer tout seul. Il vit dans l’obsession de ne pas être en manque et les catastrophes évoquées au début s’accumulent. Avec l’alcool il avait cru trouver le paradis et il se retrouve en enfer !
Il s’accroche à ses illusions jusqu’au jour où il n’a plus que la vie à perdre. Alors son orgueil se dégonfle et là peut se produire un déclic le décidant à vraiment se faire aider pour sortir de cette route pernicieuse et rejoindre une route où il retrouvera son désir de vivre. Cette route de vie n’est pas facile mais elle est belle. Il peut y avoir des rechutes mais elles ne seront pas des échecs s’il en apprend quelque chose.
Il y a des questions qui peuvent donner de la force s’il les adresse à Dieu :
Qu’est-ce qui va combler mes failles ?
Qu’est-ce que la vie attend de moi ?
Comment vais-je épanouir mes qualités et redonner ce que j’ai reçu ?
Un jour il va découvrir qu’il est aimé comme il est : quelle révélation ! Même l’alcoolique qui n’arrive pas à s’en sortir est aimé.
5 CLÉS POUR SORTIR DE LA DÉPENDANCE
1. Je dois choisir entre deux routes
La route A est celle sur laquelle je suis. Je dois regarder où elle me mène. C’est une route de destruction où j’ai tout à perdre. Une autre route est possible une fois l’alcool arrêté. C’est la route B qui me conduit à un bonheur insoupçonné.
2. La route B n’est pas une route de facilité
Si je la prends juste pour calmer le jeu, je n’aurai pas de force. Mes proches peuvent être déstabilisés de me voir reprendre ma place car ils s’étaient organisés sans moi. De même qu’un pilote d’avion est attentif à son tableau de bord, je dois piloter
ma vie plus consciemment afin de la rendre juste et d’éviter les pièges. Le deuil de l’alcool se fait au fur et à mesure que je retrouve la joie de vivre.
3. Sur la route B trois marches sont à gravir
L’indépendance par rapport à l’alcool pour me désintoxiquer, l’indépendance affective pour ne plus être mendiant d’amour, l’abdication de l’ego qui laisse la place à l’amour divin.
4. Il faut se faire aider
Je ne peux y arriver qu’en me faisant aider intensément : en consultation et dans un mouvement d’anciens buveurs. En cas de réalcoolisation je m’engage à appeler très vite afin de me remettre en selle plus solidement en tirant les leçons de ma chute.
5. S’ouvrir à Dieu
Que nous ayons un problème addictif ou non,
le choix entre ces deux routes se représente tout au long de notre vie, car l’addiction fondamentale est le péché. La clé universelle est de s’ouvrir à Celui qui étanche toute soif…
TÉMOIGNAGE : « JE VAIS ALLER BOIRE ET PUIS CREVER »
Claude Forcadel est l’auteur de Je suis un miracle. Libéré de l’alcool (Édition de l’Emmanuel, 2002, 200 pages, 14 €).
Aussi profond que l’homme tombe, aussi grand est pour lui le triomphe de Dieu…
« J’ai déjà ma cuite. Une cuite qui dure depuis près de quarante ans. Soudain, la peur me saisit au ventre. Je vois redéfiler ma vie, tout le mal que j’ai fait, toutes les souffrances causées à ma mère et je pleure comme un enfant. Comme l’enfant que j’étais, l’enfant humilié, avec cette haine en lui, comme une boule de feu. Je ne sais pas, à cette heure, que Jésus a dit : “Laissez venir à moi les petits enfants !” Je vais aller boire et puis crever. J’entre dans le café, je commande un demi, puis un deuxième. Je suis aux tréfonds de mon fond, sans espoir. Seul, très seul, quand soudain, comme un trait de foudre. Je suis touché au cœur. Une voix intérieure me dit : “Lève-toi, marche Claude, c’est ton heure, je suis là, moi, je t’aime.” Oui, le Christ parle au déchet que je suis à cet instant. Je le sais, je meurs en moi quelque part et Dieu me fait renaître. »
Pour aller plus loin
Alcool et addictions. De l’emprise à la liberté
Dr Pierre Radisson, Éditions Nouvelle Cité, 2020, 180 pages, 18 €.