Débat. Attentats, guerre, souffrance sous toutes ses formes : lorsqu’on voit les malheurs et la misère qui touchent les hommes, on se demande comment un Dieu bon et tout-puissant pourrait laisser ce mal sévir…
Le débat entre Lili Sans-Gêne et Frédéric Guillaud
Comment pouvez-vous à la fois annoncer que Dieu existe, et voir le mal terrifiant qui existe dans le monde ? Pour la plupart des gens, c’est incompatible.
Ce problème me tracasse autant que vous. Car je crois que Dieu existe. Et contrairement à ce que disent certains, une telle croyance n’a rien d’une facilité intellectuelle. C’est même à partir de ce moment-là que les problèmes sérieux commencent ! Si Dieu n’existait pas, ce serait simple : le monde serait absurde, rien n’aurait de sens, le mal pas plus que le bien. Fin de la discussion. Le mal resterait évidemment un problème pratique (il n’est pas nécessaire d’être croyant pour vouloir lutter contre le mal !) mais il ne serait pas un problème théorique. En revanche, une fois Dieu dans le tableau, l’existence du mal devient un scandale intellectuel et moral.
Ah vous voyez, vous êtes d’accord avec moi ! L’existence du mal prouve l’inexistence de Dieu !
En tout cas elle nous force à réfléchir et, au minimum, à affiner nos définitions. On se dit, en effet, que si Dieu est bon et tout-puissant, il doit vouloir empêcher le mal dans toute la mesure de sa puissance infinie. Il ne devrait pas y avoir de mal. Or, il y en a, et beaucoup. Il semble que ce soit de deux choses l’une : ou bien Dieu veut le supprimer, mais il ne le peut pas; ou bien il peut, mais il ne veut pas. Dans le premier cas, on se retrouve avec un Dieu impuissant ; dans le second avec un Dieu antipathique.
Cela paraît imparable ! Et alors, que choisissez-vous ? Le Dieu impuissant ou le Dieu méchant ?
Le choix que vous me proposez, un certain nombre de philosophes l’ont fait : comme Hans Jonas, dans Le Concept de Dieu après Auschwitz, qui conclut que les horreurs de ce monde sont une preuve que Dieu n’est pas tout-puissant, qu’il a perdu son omnipotence, ou qu’il y a renoncé. Il est bon, mais il ne peut plus rien faire. Symétriquement, certains estiment que Dieu est tout-puissant mais que, il ne s’intéresse pas à nous. Cette vision des choses, qui était celle d’Aristote, a été défendue par le philosophe Tim Mulgan. Il appelle sa doctrine le théisme non-anthropocentrique. Dieu existe, mais l’homme n’est pas au centre de son projet.
Eh bien, dans un cas comme dans l’autre, vos philosophes nous laissent peu d’espoir… Et vous, qu’en pensez-vous ?
Faisons un peu de philosophie. Que veut dire « tout-puissant » ? Cela veut-il dire que Dieu peut faire tout et n’importe quoi ? Non. Cela veut dire que Dieu peut faire tout ce qui est logiquement possible. Autrement dit, Dieu ne peut pas faire ce qui est absurde, ce qui est incohérent, comme par exemple un cercle carré.
Quel rapport avec notre problème ?
Ceci : admettons que Dieu ait voulu créer des êtres libres. Pouvait-il le faire sans qu’il y ait des hommes qui se conduisent mal ? Non. Si vous créez des êtres vraiment libres, alors le mal devient une possibilité ; et si, de surcroît, vous en créez beaucoup, la probabilité qu’il y ait des dégâts approche la certitude absolue. Conclusion : même un Dieu tout-puissant ne peut pas éviter les conséquences logiques de ses choix !
D’accord, mais alors, il ne fallait pas créer d’êtres libres, voilà tout !
Oui mais ça c’est vous qui le dites ! Vous auriez préféré être un pantin ? On peut supposer que Dieu estime, lui, que le jeu en vaut la chandelle. Que l’existence d’êtres libres est un bien qui surpasse les effets collatéraux en eux-mêmes négatifs, mais absolument inévitables, que cela occasionne. Dieu veut positivement le bien – créer des êtres libres – mais il ne veut pas le mal, il le tolère. Et si l’on est chrétien, on sait que Dieu est venu partager le pétrin dans lequel nous nous sommes mis. Il est venu souffrir en tant qu’homme avec nous, cloué vivant sur une croix de bois. Et il est ressuscité ensuite, parce qu’il est tout-puissant. Dieu a ainsi vécu, pour lui-même, cette contradiction apparente entre le malheur de l’homme et la toute-puissance de Dieu.
Bon, admettons. Mais vous ne traitez là que la méchanceté humaine. Pourquoi Dieu tolère le mal qui ne découle pas des hommes : les maladies, les accidents, les catastrophes, etc. Ici, votre Dieu ne peut pas se défausser sur notre liberté ! Le coupable c’est lui, il n’avait qu’à faire un monde moins dangereux. C’était possible, non ?
Je n’en sais rien. Il se pourrait que créer un monde physique doté de lois régulières, où vivent des êtres sensibles capable
de plaisir et de peine, suppose quelques contraintes. La loi de la gravitation, par exemple, constitue un grand bien et une condition de notre existence. En même temps, si vous vous jetez par la fenêtre vous allez mourir. C’est ainsi. Concentrez-vous là-dessus ; la fragilité est comme l’envers inséparable de la beauté humaine. Regardez un beau visage – fin, délicat. Ce qui fait qu’il est beau, est aussi ce qui fait qu’il est vulnérable, fragile, et qu’il appelle notre protection. On peut louer Dieu pour la création mais aussi lui en vouloir, s’il arrive malheur, d’avoir créé quelque chose d’aussi fragile. Pour que ce ne soit pas le cas, il faudrait que nous soyons des particules élémentaires, ou des galaxies. Mais nous sommes des humains, et Dieu
a voulu que nous soyons les gardiens de nos frères.
Dieu n’avait qu’à ne pas créer d’êtres humains, ou alors faire des miracles en permanence, et ainsi il n’y aurait pas de souffrance, pas de malheur ! Pourquoi nous imposer ça ? J’insiste, Dieu est méchant, ou pervers !
Oui, nous pourrions porter plainte contre Dieu pour préjudice d’existence… Mais il faut s’interroger sur le sens du mot « bonté ». Dieu n’est pas mauvais, mais cela ne veut pas dire que sa bonté soit exactement comme nous voudrions qu’elle soit. Êtes-vous bien sûre que le but de Dieu – s’il existe – soit forcément le bonheur terrestre ? Que toutes les énigmes doivent trouver leur résolution dans cette vie ? C’est au minimum douteux. Et si vous écoutez ce que Dieu en dit lui-même dans l’Écriture, alors vous comprenez que cette vie n’est qu’une étape, c’est une épreuve. La fin n’est pas ici.
Mais la souffrance de ceux qui sont incapables de donner une signification à leur souffrance, comme les enfants victimes du cancer ou d’assassins, qu’en faites-vous ? Ils ne peuvent pas se dire : « C’est une épreuve, je dois être fort, etc. »
Je ne sais pas. Ce mal-là, c’est le résidu injustifiable. Il crie vers le ciel. Je le dépose au pied de la croix. Et je lis saint Paul en attendant la réponse : « Que ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles ! » Je vous le disais au début : sans Dieu, on a un effet sans cause. C’est impossible. Mais avec Dieu, on a un mal inexplicable. C’est torturant. Cela nous empêche de dormir. Mais comme disait Pascal : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. »
Frédéric Guillaud
Né en 1974, normalien et agrégé de philosophie, il est l’auteur de Dieu existe (2013) et Catholix reloaded (2015), aux Éditions du Cerf.
Pour aller plus loin
CATHOLIX RELOADED, Frédéric Guillaud, Cerf, 2015