Tous nous connaissons des épreuves, tôt ou tard dans notre vie. Comment les traverser sans qu’elles nous détruisent mais de telle manière, au contraire, qu’elles fassent grandir la vie en nous ?

PAR MARTIN STEFFENS – PROPOS RECUEILLIS PAR ÉMILIE POURBAIX

Martin Steffens est professeur agrégé de philosophie. Il est chroniqueur pour le quotidien La Croix et pour l’hebdomadaire La Vie. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Petit traité de la joie : Consentir à la vie, La vie en bleu et Rien que l’amour : Repères pour le martyre qui vient.

Je n’ai jamais vu la vie en rose… mais en bleu. Oui, la vie est bleue : les coups qu’elle porte n’atteignent que ceux qui s’y risquent. Comme l’enfant qui revient de l’école, on peut être fier de ses égratignures : « avoir un bleu », c’est prouver l’engagement qu’on met dans sa vie, et se souvenir de quelle chair, sensible et bel et bien vivante, nous sommes faits.

Je serais d’accord avec le pessimiste pour dire que la vie est dure. Mais, contre lui, j’affirme que la résistance qu’elle nous oppose est un beau défi.

La vie est à la fois cruelle et pleine d’irrésistibles promesses. La vie, c’est la solitude, mais c’est par- fois l’ami qui vient nous voir. C’est la morosité des jours, mais c’est aussi le rire cristallin des enfants. C’est le boucan des embouteillages et la musique bondissante de Mozart…

« LE SENS DE LA VIE »

J’ai forgé, pour dire la joie lucide, une expression : « avoir le sens de la vie ». Non au sens où on en possède la signification ultime, mais où l’on dit de quelqu’un qu’il a le sens du partage, le sens du rythme ou de la mélodie. Avoir le sens de la vie, c’est en effet au moins deux choses : d’une part, c’est savoir s’inscrire en elle, c’est improviser, à partir d’elle, une mélodie inattendue. Avoir le sens de la vie, c’est toujours découvrir, à même l’épreuve, ce qui va malgré tout dans le sens de la vie. C’est, au moment de l’épreuve, ne pas se crisper sur les avantages acquis, mais rejouer la meilleure part de soi-même en vue d’écrire une fin imprévue. Avoir le sens de la vie, c’est donc en épouser la courbe, aussi sinueuse soit-elle…

OBJECTION À LA VIE

L’épreuve est toujours un obstacle, une immense contrariété, une objection à la vie. L’épreuve est toujours exigeante, parfois écrasante. Ce qu’elle exige est en un sens nécessairement au-dessus de nos forces : car ce qu’elle exige, c’est la Force même, ce torrent d’intelligence et de bonté tapi au fond de l’être humain et qui a besoin, parfois, qu’une brèche soit faite pour venir irriguer la plaine aride de notre suffisance. S’il est un sens à l’épreuve, c’est de révéler ce qu’il y a dans la vie de force, d’aptitude à ressurgir, d’inventive générosité.

Mais pour que l’épreuve puisse se révéler comme un moment nécessaire de notre croissance, encore faut-il commencer par reconnaître la force de ce coup, et par admettre comme elle nous a fait mal. Ne pas positiver donc : pour traverser une épreuve, il faut bien commencer par la vivre. Faire droit à l’épreuve, prendre soin de l’encaisser, comme l’on dit, c’est se donner la chance d’ouvrir, au cœur de celle-ci, et non pas malgré elle, un chemin pour la vie. Car il n’y a qu’un danger : s’épargner la souffrance de vivre, la souffrance propre à toute vie. Et il est vrai qu’on souffre d’autant plus qu’on vit davantage, qu’on vibre davantage aux beautés de la vie. C’est le plus beau risque qui soit.

L’ÊTRE AIMÉ

On croit que le plus grand bien qu’on puisse faire à l’être qu’on aime est de lui éviter toute souffrance. Or ce serait désirer pour lui qu’il ne soit jamais né, ou bien qu’il soit une pierre, une fougère, enfin quelque chose qui ne sent pas, qui n’aime pas, qui ne vit pas pleinement. Car vivant, sentant, se mouvant dans l’espace risqué de cette vie humaine, l’être que nous aimons rencontrera l’épreuve, nécessairement. Et c’est précisément pour cette raison qu’il aura besoin de notre amour.

LA JOIE

La joie est possible au cœur de l’épreuve : non seulement l’homme qui souffre ne porte pas malheur, mais il se dégage parfois de lui cette force dont chacun a besoin, qu’il puise au plus profond de sa vie, afin de soulever le poids de sa peine.

LA PATIENCE

La patience dans l’épreuve, c’est la confiance faite à la vie. Avoir confiance en la vie, c’est ne pas garder la main sur son malheur, ne plus vouloir précipiter sa fin. C’est l’écoute patiente de la vie, afin que son discret bruissement, étouffé par la douleur, devienne peu à peu plus présent pour annoncer finalement le torrent qui, perçant la terre, me porte à nouveau vers le monde. Pour le moment, sans doute, une épaisse couche de glace recouvre cette vie. Son eau n’en est pas moins vive en pro- fondeur. Que sert de hâter le printemps en plein hiver ? Car si l’on y regarde bien, le jour s’allonge : petit à petit il devient plus long.

 

4 CLÉS POUR SURMONTER LES ÉPREUVES

1 Écouter la souffrance
L’écoute qui se tait n’est pas le contraire de la parole : elle appartient à la parole, puisque c’est à partir d’elle que l’homme en souffrance va, peu à peu, la reprendre comme on reprend son souffle.

2 Nommer le mal
Il faut nommer le mal pour le traverser : mieux vaut donc une parole qui se risque à dire le mal, quitte à mal le dire, quitte à susciter, par sa maladresse, de l’agacement, que cette conspiration du silence qui fait de l’homme qui traverse une épreuve une sorte de pestiféré.

3 Se laisser faire
« Se laisser faire », l’expression me semble la bonne, et c’est pourquoi je n’aime pas cette autre expression : « faire son deuil ». Elle est impatiente. Un deuil se vit et, contrairement aux fruits du travail humain, n’aboutit à aucun produit fini : quand le deuil peu à peu se fait, c’est que la relation à l’être aimé se prolonge, continue de s’écrire, mais qu’au mode mineur de la déchirure se substitue peu à peu le mode majeur des bons souvenirs. Rien n’est fini : tout continue.

4 Attendre
Attendre c’est laisser faire le temps. N’est-ce pas la pire des démissions ? Non. Car le temps qui passe, c’est de la vie qui cherche une voie pour se faufiler et couler à nouveau. Laisser le temps au temps, c’est laisser à la vie le temps de ressurgir.

 

TÉMOIGNAGE

« ENTRE GRÂCE ET GRAVE, IL N’Y A QU’UNE LETTRE »

L’épreuve s’efface par la présence de ceux qui nous entourent.

Je pense à ce jeune homme dont on m’apprend que ses vertiges sont le symptôme d’un cancer avancé. À l’inquiétude de ses proches, il a cette réponse : « Grave ? Oui, c’est grave. Mais entre “grâce” et “grave”, il n’y a qu’une lettre, non ? » Qu’une lettre… et qu’un accent (circonflexe) qu’il met, lui, sur le don, sur la « grâce » reçue : pour être malade, en effet, il faut être déjà en vie. Le don est premier, puisque toute perte ultérieure le suppose. Disant cela, le jeune homme entendait ne pas omettre, au cœur de l’épreuve, quelle saveur prend la présence de celles et ceux de ses proches qui s’assemblent, se mobilisent, partagent un peu de sa peine. Il avait décidé de ne pas se fermer à ce qui, dans l’épreuve, est au service de la vie ou en révèle le sens. Comme pour dire que, quand on n’a plus le choix, il reste toujours celui de vivre pleinement ce qu’on doit vivre.


 

Pour aller plus loin :

La vie en bleu. Pourquoi la vie est belle même dans l’épreuve, Martin Steffens Marabout, 2014.

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